Bête
Les candidats UDC au Conseil administratif et au Conseil municipal de la Ville de Genève se gardent bien d’en parler, mais si le Grand Conseil avait suivi leur parti, il n’y aurait pas d’élections municipales en Ville de Genève le week-end prochain.
L’UDC avait en effet déposé en 2023 un projet de loi (PL 13357) prévoyant qu’en Ville de Genève, les tâches dévolues l’administration municipale sont exécutées par l’administration cantonale. Le texte du PL, bâclé et mal ficelé, est ambigu et on pourrait l’interpréter comme laissant subsister les institutions de la Ville de Genève tout en transférant au canton le personnel de celle-ci. Mais l’exposé des motifs est clair : il se réfère au modèle bâlois, qu’il veut transposer à Genève. A Bâle, seules les communes de Riehen et de Bettingen disposent d’institutions propres, le canton se chargeant de toutes les affaires de la commune municipale de Bâle. Le but du projet UDC était donc bien de supprimer la Ville de Genève en tant que collectivité possédant des organes et une administration propres. L’exposé des motifs précisait d’ailleurs que « le droit de vote communal en Ville de Genève deviendra toutefois sans objet dans la mesure où l’exécution des compétences dévolues à l’actuelle Ville sera transférée au canton ».
Ce PL, pas sérieux mais révélateur de certains fantasmes politiques, a été rejeté il y a quelques semaines, non sans avoir occupé plusieurs séances de la commission parlementaire compétente.
Méchant
L’exposé des motifs évoque notamment les « rivalités contreproductives » et les mythiques « innombrables doublons » (sans citer un seul exemples, évidemment), mais la véritable justification du projet est plus simple : si le droit de vote communal en Ville de Genève doit devenir sans objet, c’est que ses titulaires « votent mal ». La démarche fait penser à celle de Mme Thatcher au siècle passé : excédée par l’opposition virulente à sa politique manifestée par le président du Conseil du Grand Londres, Ken Livingstone, dit « Ken le Rouge », elle avait fait voter en 1985 une loi supprimant purement et simplement ledit Conseil.
La démarche a aussi un relent d’Ancien Régime. Créées sous la domination française à la fin du XVIIIe siècle, les autorités municipales de la Ville de Genève, furent supprimées après la chute de Napoléon, au moment où le suffrage censitaire a été rétabli. Elles firent leur réapparition en 1842, à la suite de la révolution de 1841, en même temps que l’institution du suffrage universel masculin. L’audition de l’auteur principal du PL par la commission des affaires communales, régionales et internationales du Grand Conseil est édifiante. Le rapport de commission relate ainsi ses propos : « Il rappelle que les personnes qui font pleuvoir de l’argent dans les caisses de la municipalité sont à Cologny, ou partout ailleurs, mais pas en Ville de Genève. Les populations qui vivent en ville sont dans des quartiers un peu “artificiels” dans le sens où les habitants ne paient pas vraiment eux-mêmes le prix de leurs loyers. Sinon, ils devraient peut-être habiter à Annemasse. Il y a selon lui une discrépance sociologique entre ceux qui paient et ceux qui décident. Il conviendrait de diluer tout cela avec une gestion plus équilibrée et plus équitable pour le canton. » En d’autres termes, il serait juste de donner plus de pouvoir aux riches contribuables de Cologny au détriment des pauvres de la Ville de Genève. Si l’analyse sociologique est aussi indigente que fantaisiste, l’inspiration censitaire est évidente.
Inconstitutionnel
Si, comme le souhaite l’UDC, la Ville de Genève se voit privée d’institutions propres, les autres communes étant maintenues, de même que les compétences communales, l’égalité des titulaires du droit de vote dans le canton sera rompue.
En effet, les citoyens et citoyennes des communes ordinaires pourront, comme aujourd’hui, statuer en exclusivité sur les affaires de leur commune. Ils et elles pourront en outre influencer les affaires cantonales et celles de la Ville de Genève, en tant que membres du corps électoral cantonal. En revanche, les électeurs et électrices de la Ville de Genève pourront certes se prononcer, comme partie minoritaire du corps électoral cantonal, sur les affaires de la Ville de Genève, mais ils et elles n’auront rien à dire sur les affaires des autres communes. En d’autres termes, une personne votant à Cologny pourra se prononcer sur le centime additionnel ou la fermeture d’une rue en Ville de Genève, mais le contraire ne sera pas vrai. Il y aura donc, à Genève, deux catégories de titulaires du droit de vote : les personnes disposant d’un droit complet, cantonal et communal, et celles ne disposant que d’un droit partiel, cantonal. Une telle situation n’est pas compatible avec le principe de l’égalité de traitement (art. 8 Cst. féd.), ni avec celui de l’égalité du poids du vote découlant de la garantie de droits politiques (art. 34 Cst. féd.).
On répondra que cette situation prévaut déjà dans le canton de Bâle-Ville et que la constitution de ce canton a obtenu la garantie fédérale, ce qui implique qu’elle est conforme à la Constitution fédérale. Cette remarque n’est que partiellement exacte et la comparaison entre Bâle-Ville et Genève est injustifiée.
En effet, Bâle-Ville ne comprend que trois communes, dont deux ont des institutions propres. Ces deux communes représentent moins de 19% du corps électoral du canton. La Ville de Bâle reste très largement majoritaire. La population de la Ville ne court donc pas vraiment le risque de se voir imposer des décisions par celle des communes de Riehen et de Bettingen. Même si on peut avoir de sérieux doutes sur la compatibilité du système bâlois avec le principe de l’égalité de traitement, ce système a des racines historiques très anciennes et le danger concret que la population de la commune de Bâle soit prétéritée apparaît faible.
La situation est toute différente à Genève. Historiquement, la création des instances municipales de la Ville de Genève a accompagné l’avènement de la démocratie dans le canton. Mais, surtout, le corps électoral de la Ville de Genève ne représente qu’environ 45% de celui du canton. Le risque posé par une différence de traitement entre la Ville de Genève et les autres communes est manifeste. Une telle différence de traitement serait donc clairement contraire à la Constitution fédérale.
Cela ne signifie pas que le canton est privé de la possibilité de réformer ses structures communales. Il pourrait, à l’instar du canton de Glaris il y a quelques années, réduire drastiquement le nombre de communes. Il pourrait même supprimer toutes les communes, selon l’opinion correcte de la doctrine constitutionnaliste majoritaire. Il pourrait cantonaliser certaines tâches ou les confier à des structures intermédiaires comme des districts. Cependant, dans toutes ces démarches, il devrait respecter l’égalité de traitement. De ce point de vue, la cantonalisation d’une tâche profitant à la population cantonale, comme la gestion du Grand Théâtre, serait parfaitement admissible. Mais il ne serait pas permis de cantonaliser – et donc de mettre à la charge de tous les contribuables cantonaux – les crèches d’une seule commune, en laissant celles des autres communes à la charges des contribuables municipaux. Si des districts étaient créés, la fiscalité y relative devrait être la même pour l’ensemble d’un district, car on ne saurait faire payer aux contribuables, pour une même tâche d’une collectivité, des montants différents en fonction de leur lieu de résidence au sein de cette collectivité. C’est pourquoi la création de districts avait échoué devant l’Assemblée constituante : la majorité ne les aurait acceptés que s’il avait été possible de maintenir des centimes additionnels différenciés au sein de ceux-ci.
Les cantons disposent ainsi d’une très large marge de manœuvre pour définir leur structure interne. Mais ils ne peuvent violer ni le principe de l’égalité du droit de vote ni créer d’inégalités entre contribuables qui ne seraient pas fondées sur leur capacité contributive.
Il est douteux que le modèle bâlois respecte ces limites, mais il est toléré pour des raisons historiques et en raison de sa faible portée pratique. Sa transposition à Genève, qui constituerait une rupture historique aux conséquences massives, ne serait en aucun cas conforme à la Constitution fédérale. Il s’ensuit que, même si les auteurs du PL discuté ici avaient passé par la voie constitutionnelle plutôt que législative, ils se seraient heurtés au même obstacle juridique.
En finir avec le fantasme de la suppression de la Ville ?
Faire perdre son temps au parlement avec un projet de loi mal ficelé, au caractère provocateur un peu potache, ne constitue pas un usage très intelligent des institutions. Manifester une condescendance non dissimulée pour un corps électoral qui ne vote pas dans le bon sens n’est pas très élégant. Faire semblant de ne pas voir l’inconstitutionnalité évidente de ce projet est irritant. Dans ces conditions, le sort réservé au PL13357 pourrait faire espérer que le fantasme de la disparition institutionnelle de la Ville de Genève a désormais vécu. La mémoire politique étant courte, on peut malheureusement craindre que ce débat parfaitement vain ne ressurgisse au prochain désaccord entre la Ville et le canton.